L’adieu à Prague

Josef Horníček arriva avant l’aurore à l’aéroport international de Praha-Ruzyně. Il était en avance de quatre heures, ce dont il se rendit compte bien vite, et à sa plus grande surprise, en relisant le télégramme que lui avait envoyé Jiří Krejčík, son employeur, trois jours plus tôt. Il se fit une raison et décida de rester sur place à boire plusieurs cafés d’affilée en regardant le soleil se lever. Après avoir fini sa septième tasse, il remit sa gabardine et parti arpenter de long en large l’aéroport en prenant un air méchant. Josef rêvait alors de faire partie de la sécurité d’État tchécoslovaque et profitait de ses moments libre pour répéter son rôle d’agent. D’un air inquiétant, il demanda du feu à un vieil homme qui descendait de l’avion en provenance de Berlin. Au vu de la sueur qui perlait du front du bonhomme, il semblait évident que le costume faisait illusion. Josef eut un petit sourire de satisfaction. Les trois heures qui suivirent furent pourtant peu plaisantes. Ayant tenté en vain d’expliquer aux policiers de l’aéroport qu’il n’était en rien responsable du malaise de l’attaché culturel est-allemand, qui gigotait maintenant sur le sol, il avoua avoir été inutilement menaçant, ce qui fut confirmé un peu plus tard par le vieil homme après que celui-ci se soit remis de ses émotions.

Josef Horníček était à l’époque l’homme à tout faire de Jiří Krejčík, réalisateur de son état. Pour éviter tout problème avec les autorités, qui auraient pu qualifier une telle chose d’exploitation bourgeoise, Josef devint officiellement assistant réalisateur, ce qui, de fait, était vrai, mais uniquement en dehors des plateaux. Le jeune homme avait pour mission, en cette froide journée d’octobre 1949, d’accueillir son patron, ainsi que quelques acteurs venus de l’étranger, en évitant au maximum d’attirer l’attention. Car, d’après ce que lui avait dit Jiří Krejčík, les comédiens, de par leur célébrité, risquaient de créer un attroupement peu souhaitable. Josef avait donc, de son propre chef, décidé la veille d’acheter un lot de cinquante paires de lunettes de soleil.

À environ dix heures trente, la petite équipe apparue à la porte des arrivées. Horníček étant quelqu’un allant très peu au cinéma ne reconnu ni Errol Flynn, ni Pierre Blanchar. Il faut dire pour sa défense que Mae West le regardait de manière tellement langoureuse qu’il en oublia presque d’offrir, comme cadeau d’accueil, une paire de lunettes de soleil à chacun. Errol Flynn avait pris les devants, ses yeux cachés derrière deux verres opaques, mais ne refusa pas pour autant le présent qui lui était tendu. Une hôtesse de l’air, qui passait près du petit groupe, profita de son allure de starlette pour amadouer Josef. Elle repartit avec le reste du lot sous le regard concupiscent du Robin des bois de Tasmanie. Mae West eut un haussement d’épaule. Tout ce petit monde fut emmené au pas de course à la Tatraplan vert olive garée au milieu du parking. Les autres voitures étant, à quelques exceptions près, de modèle et de couleur identiques, Jiří Krejčík s’en voulut un instant d’avoir succombé aux sirènes de la mode automobile. Les acteurs qui durent attendre vingt minutes avant que le véhicule ne soit retrouvé dans ce champs de verdure mécanique lui en voulurent tout autant.

La comédienne aux formes plantureuses ne semblait que peu intéressée par les avances, à peine dissimulées, d’Errol Flynn. Ce dernier avait, à n’en pas douter, abusé des boissons alcoolisées lors du voyage en avion et se comportait de manière inconvenante et imprévisible. Alors que la voiture venait tout juste de s’engager sur la place Venceslas, il ouvrit en grand sa portière pour saluer la foule qui le regarda d’un air éberlué. Pierre Blanchar tenta à ce moment-là de le calmer par des paroles d’apaisement, et voyant que cela ne donnait rien, lui confisqua sa flasque de whisky qu’il sirotait tout en faisant du gringue à Mae West. Fâché d’être traité comme un enfant, il profita que la Tatraplan soit arrêté à un feu rouge pour en sortir et disparaître au milieu de la foule. Malgré les protestations de Krejčík, il fut décidé par le trio d’acteurs de le laisser dessoûler à l’air libre et de revenir le chercher plus tard au cas où il n’aurait pas retrouvé le chemin de l’hôtel Ambassador où une suite lui était réservée. Le réalisateur tchécoslovaque, ronchonna mais laissa néanmoins Josef continuer sa route vers le palace.

Une fois arrivé sur place, il ne fallut pas longtemps au jeune homme pour comprendre qu’effectivement il ne connaissait pas grand chose au monde du show-business. Monocle à l’œil, un homme à l’allure militaire et au complet-veston gris anthracite — un prince russe ou un officier prussien, pensa Josef — vint les accueillir :

« Mes amis, quel plaisir de vous voir! » s’exclama-t-il en un anglais légèrement teinté d’un accent germanique. Horníček avait vu juste, semblait-il. Le chevalier teutonique, il l’apprit peu après de son employeur, n’était autre qu’Erich Von Stroheim, acteur certes mais surtout réalisateur talentueux. Le gouvernement tchécoslovaque, qui avait bien besoin de redorer son image à l’étranger après le coup de Prague un an plus tôt, avait décidé de frapper fort en montant l’un des projets les plus ambitieux du cinéma d’après-guerre. Les deux cinéastes travailleraient donc ensemble sur une œuvre de grande envergure. Josef en apprit un peu plus lors du dîner. À l’origine, il n’était pas prévu de l’inviter, mais Errol Flynn étant toujours absent et Pierre Blanchar refusant catégoriquement de rester à une table de treize couverts, Krejčík accepta de laisser son homme de main s’asseoir avec eux.

Faisant tinter son verre à l’aide d’une petite cuiller, Von Stroheim profita du dessert pour se lancer dans un discours improvisé : « Chers amis, comme vous le savez, le tournage devrait commencer dès demain, à l’aube. Je regrette la disparition de monsieur Flynn, qui, si j’ai bien compris, jeune Mae, a beaucoup à se faire pardonner. Je déplore d’ailleurs que le duel n’ait plus cours, car il ne fait aucun doute qu’il mérite une sévère punition. J’espère qu’il reviendra à la raison et présentera ses excuses le plus tôt possible. Ceci étant dit, j’aimerais rassurer ceux parmi vous qui s’étonnent du peu d’information reçu sur ce que devrait être le film. Le “Golem” certes, mais quel golem ? Il me semble important de souligner qu’il n’est pas question de politique ici, mais bien d’art. Non, je n’ai aucune rancœur vis-à-vis de ces producteurs d’Hollywood. Aucune ; pourtant, eux aussi mériteraient de mourir en duel. Mais laissons cela. Mon désir est avant tout de continuer l’œuvre de Monsieur Paul Wegener — par ailleurs inoubliable en lama doté de pouvoirs extraordinaires dans le film “Lebende Buddhas”, si ma mémoire ne me joue pas des tours — en réactualisant le mythe du golem et en filmant de manière réaliste, au cœur même de Prague, les aventures de cet être d’argile. Le projet est ambitieux, j’en conviens, mais j’ai bon espoir de le mener à bien… »

Von Stroheim, bien que voulant faire durer un peu plus son discours, dut céder à la demande pressente de Mae West de le voir se rasseoir. Elle profita de ce moment pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Tous deux rièrent aux éclats puis se regardèrent tels un couple de perdreaux amourachés l’un de l’autre. Denise Vernac, amante du grand Erich, vit là une bonne raison de quitter la table avec fracas, à la surprise de tous. Un quart d’heure plus tard, elle attendait son taxi à l’entrée de l’hôtel avec ses bagages et ses deux bassets artésiens. Son départ fut un choc pour Von Stroheim qui préféra se retirer immédiatement après le dîner dans sa chambre plutôt que de jouer au bridge avec le restant de la troupe.

Vers quatre heures du matin, Pierre Blanchar fut réveillé par un homme hurlant à sa porte lui demandant de lui ouvrir. D’abord hésitant, il accepta de faire entrer l’individu une fois qu’il compris qu’il s’agissait de l’acteur ivre disparu la veille, maintenant dégrisé. Ce dernier, s’étant rendu compte de son comportement inqualifiable de la journée, espérait pouvoir obtenir de bons conseils pour retrouver les bonnes grâces du réalisateur. Blanchar lui proposa d’aller s’excuser auprès de lui ce que fit immédiatement Errol Flynn.

Ce fut une mauvaise idée. Agacé par les frasques de l’alcoolique, Von Stroheim le tança vertement, le gifla à trois reprises et lui demanda expressément de ne plus venir le déranger, puisque à partir de cet instant, il ne faisait plus parti du film. Errol Flynn, les deux joues endolories, compris qu’il lui restait encore une carte à jouer en la personne de Jiří Krejčík. Si le film pouvait se faire à Prague c’était avant tout grâce au réalisateur tchécoslovaque. Par chance, ce dernier se trouvait encore dans le salon de l’hôtel, n’arrivant pas à trouver le sommeil. L’acteur fit comme si de rien n’était et s’enfonça dans un des fauteuils faisant face à Jiří. L’insomniaque, qui avait les yeux plongés dans un tas de feuille, releva légèrement la tête :

« Ah, vous voilà ! Bravo ! Vous êtes fier de vous je suppose ?

— Je… voyez-vous… hum… je suis profondément désolé. Je n’aurais pas dû abuser de cette liqueur au cassis, c’est vrai… » La larme à l’œil il continua : « Je ne suis qu’un misérable…

— Oui, oui, bon, vous n’étiez pas dans votre état normal, ne vous répandez pas en excuses inutiles. Laissons cela. Allez donc vous coucher. Demain le tournage commence, pensez-y…

— À ce propos, j’ai, comment dirais-je, un petit problème avec monsieur Von Stroheim, qui m’a… euh… renvoyé…

— Ah bravo! De toute façon ce film part sur de mauvaises bases. Cet homme est fou ! Vous voyez ce tas de feuille ? C’est le scénario. Même en enlevant la moitié des scènes, il est impossible de faire un film de moins de neuf heures. Il travaille toujours comme ça ce bonhomme ? Réalisateur révolutionnaire on m’avait dit! Je comprends mieux. Comment vais-je expliquer ça au parti ? Il va m’entendre le Herr Stroheim ! Ne vous inquiétez pas, demain j’aurais une petite explication avec lui et vous resterez avec nous, ou alors c’est moi qui quitte le navire ! »

Errol Flynn, rassuré, feignit d’aller se coucher. Ayant soif, il attendit, caché derrière un rideau, que son nouvel allié ait quitté le salon pour se précipiter vers le bar de l’hôtel. Il y fit la connaissance de l’actrice Anny Ondra qu’il tenta de séduire tout en s’avalant deux bouteilles de Becherovka. Malheureusement, le mari de la belle, le fameux boxeur Max Schmeling, vint mettre un terme à son désir de conquête en lui assénant un uppercut fulgurant, l’assommant sur le coup. Il passa le restant de la nuit à dormir derrière le zinc.

Vers huit heures, il revint finalement à lui. Gênant peu la femme de ménage dans son activité, cette dernière le laissa reprendre ses esprits allongé sous le comptoir. De là, il put entendre sans être vu le réalisateur Jiří Krejčík et son homologue teuton se disputer sur le contenu politique du film. Le problème était que le scénario écrit par Von Stroheim reprenait en grande partie l’œuvre théatrale de H. Leivick, considérée à raison comme une critique de la révolution d’octobre, ce qui déplaisait grandement au cinéaste tchécoslovaque qui ne voulait pas finir ses jours en prison par la faute d’un individu fantasque.

Errol Flynn, profitant de leur départ, se releva, fit le baise-main à la femme de ménage qui lui avait sauvé la mise, car bien qu’ivrogne il n’en restait pas moins un gentleman, et monta dans sa chambre en passant par l’escalier de service. Il y croisa Josef Horníček discutant avec un individu au chapeau mou et à la gabardine fermée. Les deux individus, surpris, cessèrent immédiatement leur bavardage, saluèrent l’acteur et partir chacun de leur côté. Une heure plus tard une dizaine d’agents de la sécurité d’État tchécoslovaque arrivèrent à l’hôtel et allèrent chercher de force Erich Von Stroheim, attablé devant son petit-déjeuner, pour l’interroger sur ses activités subversives. Mae West, indignée, s’interposa et joua de son charme pour tenter de calmer la situation. Elle fut embarquée, elle aussi, sous les regards incrédules des autres acteurs. Jiří Krejčík, tout en se frottant les mains, tenta de calmer la situation en déclarant qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Malgré ce petit problème au démarrage, le tournage allait, à n’en pas douter, se passer dans les meilleurs conditions possibles.

Tous s’indignèrent. La plupart, conscients de ne rien pouvoir y faire, se résignèrent à accepter la situation. Pierre Blanchar, lui, ne baissa pas les bras. Ayant appris de son ami alcoolique que Max Schmeling se trouvait dans le palace, il proposa au reste de l’équipe de l’engager pour extirper des pattes de la sécurité d’État Erich Von Stroheim. Personne ne le pris au sérieux, à part Errol Flynn dont le crâne mis en bouilli par l’animal le faisait atrocement souffrir. Les deux hommes partir donc à sa recherche. Après un passage à la réception, ils apprirent que celui-ci venait à l’instant de prendre un taxi pour aller s’entraîner dans une salle de boxe située dans le quartier de Josefov, dans la vieille ville. Prétextant aller faire un tour à la pharmacie du coin, nos deux compères foncèrent au lieu-dit. Une fois sur place, Errol resta en arrière alors que son ami Blanchar tentait de convaincre Schmeling de la faisabilité de leur projet.

Voyant son mari réticent, Anny Ondra leur proposa d’utiliser un méthode plus radicale. À quelques pas de la se trouvait la synagogue Vieille-Nouvelle. Or, selon la légende c’est dans les combles de cette dernière, et plus précisément dans la guénizah, que se trouvait le golem, endormi. Elle leur proposa de les accompagner pour demander au vieux rabbin l’autorisation de le réveiller, ce qu’ils acceptèrent avec enthousiasme.

Le vieil homme refusa catégoriquement. L’entreprise était vouée à l’échec, le golem, imprévisible, risquait de faire plus de mal que de bien, sans compter sur le bien fondé de l’entreprise. De plus, Von Stroheim était un nom qui ne lui disait rien et la politique ne l’intéressait pas. Ni la liasse de billet que lui tendait Blanchar, ni la flasque de whisky que lui offrait Errol Flynn ne lui fit changer d’avis. Finalement, Schmeling, qui, ayant fini son entraînement venait de rejoindre son épouse, réussit là où les autres avaient échoué, en signant un autographe pour la fille du rabbin.

« De toute façon, tout ceci est une légende. Vous n’arriverez à rien. » soupira le religieux en guidant ses quatre visiteurs sous le toit de la synagogue. De petite taille, Schmeling dût le porter sur ses épaules pour lui permettre d’écrire sur le front de la créature de glaise la lettre censée le ranimer. Comme rien ne se passait, les hôtes du rabbins acceptèrent son invitation à boire du thé dans son étude. Mais, alors qu’Errol Flynn luttait avec sa petite cuiller pour récupérer un bout de petit gâteau tombé dans sa tasse, un bruit sourd se fit entendre au dessus de leurs têtes. Tout le monde se précipita pour voir le miracle : le golem venait d’ouvrir les yeux et déambulait dans la pièce. Le vieil homme, fidèle à la promesse faite, ordonna à la créature de partir immédiatement libérer Von Stroheim et, lui tendant une liste de course et un petit porte-monnaie, lui demanda de passer chez l’épicier lors de son retour. Le golem, d’un pas lourd, descendit les marches qui le menait vers la sortie et s’engagea dans une petite ruelle. Avant de le perdre de vue, le rabbin voyant les nuages s’amonceler dans le ciel, couru lui apporter un parapluie, au cas où.

L’orage éclata en soirée. Errol Flynn, s’étant réconcilié avec Schmeling et n’ayant rien à faire, lui proposa d’aller boire un verre quelque part en ville. Le sportif refusa. Blanchar, quant à lui, s’étant dévoué pour surveiller à distance les agissements du golem, avait disparu dans le labyrinthe des rues de Prague. Errol Flynn, se sentant seul, se promit d’arrêter de boire si Von Stroheim parvenait à sortir indemne de cette affaire.

Josef Horníček, honteux d’avoir ainsi dénoncé Erich Von Stroheim sur ordre de son employeur, décida, après avoir réfléchi tout le souper, le nez plongé dans son potage, de lui annoncer sa démission. Il sortit de son appartement, descendit quatre à quatre les marches de l’escalier et sauta dans la Tatraplan vert olive qu’il conduirait, il le savait, pour la dernière fois. Alors qu’il arrivait aux abords de la cathédrale Saint-Guy, étrangement en flamme, un bonhomme grisâtre d’au moins deux mètres, portant sous le bras un Von Stroheim abasourdi, vint lui couper la route. Le capot de la voiture ne résista pas au choc, pas plus que le moteur qui s’arrêta net. Cela ne freina pas pour autant le golem qui poursuivi son chemin. Josef sorti du véhicule et, voyant l’incendie prendre de l’ampleur, compris que son heure de gloire était arrivée. Entendant des cris de détresse sortir d’une fenêtre d’un vieux bâtiment de style baroque, il se précipita à l’intérieur au péril de sa vie et sauva ainsi l’attaché culturel est-allemand qui s’en sorti avec seulement quelques brûlures superficielles.

Le jour suivant, Von Stroheim put, avec l’aide du rabbin, passer en Autriche d’où il regagna la France. La police tchécoslovaque étouffa l’affaire. Quant à Errol Flynn, il se remit à boire le jour où il se rappela avoir oublié que Mae West devait, elle aussi, être sauvée. Celle-ci fut finalement retrouvée, trois mois plus tard, errant dans une robe en haillon, au beau milieu du Tyrol.